témoignage Paul Bressollette


Témoignage de l'abbé Paul Bressollette, premier curé de Saint martin, écrit peu de temps après l'achèvement de la construction.

Un quartier de Poitiers bâtit son église en six mois

Ce titre qui peut paraître « réclame des journaux du soir », est d’une exactitude rigoureuse. Ces feuilles ne sont que le simple témoignage, précis et forcément restreint, d’un magnifique travail réalisé dans la banlieue de Poitiers du 22 octobre 1949 au 18 mai 1950, donc en plein hiver, par une équipe de volontaires, tous travailleurs bénévoles.

Ce témoignage est écrit pour les prêtres, les militants d’A.C., tous les éducateurs, et aussi pour ceux qui n’y croient pas, pour leur montrer que « c’est possible ».

Je n’avais pas l’intention de le rédiger, car les mots traduisent mal la réalité, toujours mouvante. J’avais peur de figer ce qui a été le résultat d’un dynamisme ardent. Les pages les plus belles sont celles que ne s’écrivent pas. Mais, de toute part, on m’a sollicité de le faire.

D’un prêtre : « Il faudra absolument que vous mettiez en pages, un jour, l’expérience passionnante de votre Communauté Chrétienne de Saint-Martin de Poitiers en plein essor ». D’une militante : « Il faudra absolument que vous écriviez un jour l’histoire de votre progression spirituelle, des cheminements profonds de la grâce et des difficultés rencontrées tout au long de cette construction ; tout cela lié étroitement à votre sacerdoce. Un tel témoignage serait quelque chose de vraiment aidant pour des militants ».
Je réponds à ces nombreuses sollicitations, mais je voudrais que le lecteur à travers ces lignes voie sous-jacents tous « les cheminements profonds de la grâce » et le souffle tout-puissant de l’Esprit du Christ.

Accueil sympathique

Le 14 août 1949, un dimanche, j’arrive pour la première fois sur le territoire que l’Evêque me confie. La paroisse Saint-Hilaire est trop étendue. Elle doit être séparée en deux parts égales. J’aurai la partie banlieue : environ 5000 habitants, 80% ouvrière ; quartiers neufs pour la plupart, les logements datent de 20 ans. Sur le territoire, existent 2 chapelles privées où la plupart des pratiquants du coin vont à la messe.

Réception touchante dans la « salle de la Torchaise » comme l’appellent les gens du quartier. Accueil chaleureux des quelques 300 fidèles qui s’entassent péniblement dans cette salle-chapelle rectangulaire, trop basse et étroite, peu aérée. La prière communautaire s’exprime plus aisément dans ce cadre pauvre, que certains appellent « Notre-Dame de la Mouise ». Je les sens heureux de recevoir un prêtre « exprès pour eux ».

Depuis un certain nombre d’années déjà, le terrain a été travaillé par l’apostolat généreux de jeunes prêtres, vicaires à St-Hilaire, et d’un prêtre plus âgé, aumônier de l’Institution des Sourds-Muets, qui a été à Poitiers un des premiers aumôniers jocistes, animateur efficace des J.O.C. et des J.O.C.F. Autrefois la L.O.C., puis le M.P.F. a été florissant dans les cités ouvrières et il est resté chez beaucoup un goût de l’action et sens de l’effort en équipe pour l’Eglise. A mon arrivée, il existe : une section J.O.C.F. qui possède quelques vraies militantes ; quelques étudiants chrétiens dynamiques ; un certain nombre de pratiquants (environ 400), composés d’éléments bourgeois et de la classe moyenne, et de certaines familles ouvrières.

Une mission du genre traditionnel a réveillé quelques endormis quelques mois avant mon arrivée. Je sens qu’ils ont faim dans l’ensemble ; il y a là une Communauté jeune désireuse que « ça bouge », prête à agir, même sans en prendre bien conscience. Parlant de mon départ à deux prêtres, l’un me dit : « comme je vous plains d’aller là-bas, c’est une paroisse sans ressources » ; l’autre de me consoler ainsi : « vous avez là de bonnes familles, j’en connais ». Inutile de dire que ces « bonnes familles » étaient du milieu bourgeois…

« L’Abbé, que comptez-vous faire ? »

Bientôt de partout on me torpille de questions : « Que comptez-vous faire, Monsieur l’Abbé ?  Quels sont vos projets ? ». Je réponds invariablement : « Je n’en sais rien. Nous verrons ensemble ».

La Semaine Religieuse a mentionné ma nomination ainsi : « chargé de l’organisation de la future paroisse du quartier de Bellejouanne et la route de la Torchaise ». Je n’ai alors aucune envie d’organiser. Je voudrais être seulement le prêtre de quartier, bien décidé à prendre mon temps pour « voir » avant de juger et d’agir. Je n’ai qu’un désir : prendre contact avec toutes les familles de tous les quartiers, donc d’abord faire connaissance ; en même temps continuer à aider spirituellement et à animer les militants et le militantes d’A.C., ne rien lancer de nouveau au début ; créer seulement un esprit communautaire et missionnaire à partir des messes dominicales dans la salle-chapelle, et des réunions spirituelles de quartiers.

Cependant Monseigneur me donne les mêmes pouvoirs qu’un curé. Je ne suis cependant qu’un « administrateur », et déjà avant mon arrivée, une délimitation officieuse est faite entre la paroisse St-Hilaire et notre territoire.
N’ayant pas de presbytère, j’ai la joie de trouver une pièce très bien située, donnant immédiatement sur l’Avenue de la Libération, sur laquelle passent les ouvriers du quartier pour aller à leur lieu de travail en ville.

Un besoin qui se fait jour

Jusqu’à mon arrivée, les jeunes travailleurs du Loisir Populaire font leurs réunions dans la salle. Celle-ci étant transformée maintenant en Chapelle, ils se trouvent sans local. A leurs questions pressantes me disant « il faut faire quelque chose », je réponds toujours : « C’est votre affaire. Voyez ce que vous pouvez faire vous-mêmes : construire une baraque en planches peut-être ? Vous demanderez aux adultes de vous aider ».

Les Jeunes en parlent à leur père et à d’autres, qui eux-mêmes viennent me voir pour déclencher une réunion de toutes les compétences autour d’un problème suivant : agrandissement de la salle-chapelle pour permettre à côté une salle-loisirs. Bientôt, en effet, la Chapelle s’avère trop petite : chaque dimanche une centaine de personnes sont debout et dehors. Il y fait trop chaud l’été, très froid l’hiver.

La décision est prise : Première réunion le 29 septembre, avec tous les spécialistes du bâtiment qui sont sur le territoire, ainsi que quelques militants ouvriers adultes et les jocistes intéressés. Sont là, en présence : un architecte, plusieurs entrepreneurs, maçons, plâtriers, etc…, au total 25. En quelques mots, j’explique de quoi il s’agit et l’esprit qui présidera à ce travail : il s’agit d’agrandir la salle-chapelle, nettement insuffisante. Ce doit être l’affaire de tout le monde. Il faut que chacun puisse participer, du moins en donner l’occasion. Chacun apportera à l’édifice sa pierre : ses bras, son temps, ses matériaux, son argent, son camion, sa bonne volonté, son cœur surtout. Ce n’est pas l’affaire du « Curé », c’est notre affaire à tous. Le prêtre, pour pouvoir remplir sa mission, doit être libéré par les laïcs des tâches matérielles.

Aussitôt les ouvriers acceptent d’enthousiasme : « on va la bâtir nous-mêmes ». Réaction immédiate de quelques bourgeois (pas de tous) : « Non c’est impossible. » L’enthousiasme du départ ne dure pas 15 jours. Sur un chantier, il ne faut pas d’ouvriers bénévoles : dangers d’accidents, pas d’assurances, etc… Combien a-t-on d’argent en caisse ? – Pas un sou – Alors, il faut collecter, puis une petite délégation, désignée par vous, Monsieur l’Abbé, ira trouver l’Evêque pour demander une souscription dans la Semaine Religieuse ; par le « Courrier Français » (le journal catholique régional), faisons des articles pour « taper » les gens. Les non-chrétiens vont encore dire : les curés… il leur faut toujours de l’argent. Celui-là vient d’arriver et la première chose qu’il nous demande, c’est cela. Les curés, ils construisent de magnifiques églises, alors que les gens sont logés comme des cochons.

Je suis d’accord pour faire quelque chose de simple, de commode entre nous et par nous, puisqu’il est nécessaire d’agrandir ce qu’on a.
Un autre ouvrier de renforcer cette opinion : « J’ai appris il y a peu de temps que c’est un peuple qui a bâti la Cathédrale de Poitiers. Tous s’y mettaient. On est bien capable de construire nous-mêmes, une petite bâtisse comme ça… et on mettra sûrement moins de temps. Chacun apportera ce qu’il pourra. Qu’en pensez-vous, Monsieur l’Abbé ? » - « Pleinement d’accord, chers amis. Sachons bien que « le salut ne vient pas d’en haut, mais d’en bas », c’est-à-dire de nous-mêmes ».

Le gros problème pour moi est le suivant : éviter de construire d’après les moyens classiques une Eglise qui coûterait des sommes considérables, œuvre fatalement impopulaire ; à cause d’un besoin immédiat, nécessité de faire accepter par l’ensemble du territoire une construction simple, modeste, réalisée par une main-d’œuvre entièrement bénévole. Ayant entendu tant de critiques justifiées, surtout dans le monde ouvrier, sur les quêtes, les presbytères aux pièces inoccupées, la construction de nouvelles églises, etc…, je ne veux à aucun prix prêter le flanc à des critiques du même ordre, alors qu’il y a tant de gens qui manquent d’argent pour se loger, se vêtir, voire même se nourrir.

Je pense aux « Bienheureux les pauvres » de l’Evangile, aux constructions « sacrilèges » dont nous parlait l’Abbé Declecq au sermon du Congrès de l’A.C.O. à Versailles. Je pense au problème de l’utilisation actuelle de l’argent par les chrétiens, les prêtres, les communautés religieuses, l’Eglise. C’est d’ailleurs ce qui a motivé la lettre d’un paroissien, un des animateurs du Chantier, à T.C. (le 12-2-50) dans l’article que le journal a voulu intituler : « Les Chrétiens ont-ils le droit de faire bâtir des Eglises ? » 
Il me semble que l’exposé de notre réelle pauvreté en même temps que la mise en route du travail uniquement par des volontaires, doivent balayer les critiques et permettre un élan communautaire assez fort pour aller de l’avant, sans s‘arrêter.

La deuxième réunion, le mardi 11 octobre, est cette fois ouverte à tous les hommes que la question intéresse ; et le dimanche suivant, je tiens la Communauté Chrétienne au courant des réflexions et décisions prises. Pour donner la foi à tous, je lis et j’affiche, extrait d’un journal, l’article intitulé « Quand tout un quartier bâtit son église » qui relate l’expérience de la paroisse Ste-Thérèse à Limoges avec l’Abbé Rousselot. « Ça a été fait ailleurs, donc c’est possible ici, chez nous. C’est possible de réaliser cette construction entre nous et par nous avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec tous les volontaires des quartiers environnants qui constitueront demain « la paroisse ».

Aspect important de notre entreprise : ouverture à tous les jeunes et hommes de bonne volonté qui désirent y venir. Détection et prospection faite directement par les ouvriers de la première heure sur les camarades de leur quartier, de leur atelier, de leur bureau, ou sur les amis de leur famille. Personnellement, je ne fais aucune visite pour inciter quelqu’un à venir travailler ou à verser de l’argent : tout par les laïcs.

Troisième réunion le lundi 17 octobre. Je sens qu’il est temps de démarrer, de passer à l’action… On discute, quelques-uns doutent encore, quand l’un d’entre eux (ouvrier spécialisé) se lève et donne une appréciation monétaire approximative des frais qu’il a calculés sur sa propre initiative, après avoir fait quantité de démarches pour savoir le prix des principaux matériaux : « Je me suis permis de faire cela, m’a-t-il dit, pour donner confiance à tous, et nous lancer tout de suite ». Cette fois tout le monde est d’accord, c’est possible, en toute prudence.

Dernière réunion le vendredi 21 octobre pour décider les dimensions (10 mètres sur 25), exposer et discuter le plan de l’architecte, préciser que la responsabilité générale des travaux sera confiée à un petit entrepreneur (très près des ouvriers et estimé d’eux) et qui est entré pleinement dans le jeu aussitôt, ainsi qu’à un jeune contremaître du bâtiment, ancien jociste. Ceux qui n’y croient pas (2 techniciens importants) ne peuvent pour l’instant être des collaborateurs ; plus tard devant l’évidence, ils trouveront la foi en cette entreprise d’un genre spécial et apporteront aussi leur quote-part à leur façon. Le premier coup de pioche est décidé pour le lendemain. Les laïcs me demandent de le donner moi-même, j’y consens; et le samedi 22 octobre, solennellement, et simplement, j’inaugure ce dur travail communautaire qui va durer 6 mois.

Le Chantier

Ce travail nous l’appellerons d’un mot : « le Chantier », et plus tard, quand Monseigneur s’empressera de baptiser le quartier, ce sera « le Chantier St-Martin ».
Je ne veux pas ici tenter de décrire ce chantier. Je n’ai pas le temps, ce serait un roman… vrai celui-là. Je veux simplement souligner quelques traits saillants, qui aideront à comprendre un peu.

La main-d’œuvre est tout entière bénévole, sauf pendant une huitaine de jours, pour quelques spécialistes, et uniquement parce que nous manquons de temps avant l’inauguration, et nous nous sommes promis de tout terminer. Le recrutement se fait par les travailleurs eux-mêmes ; ayant commencé à 30, nous terminons à 200, de toutes professions, de toutes classes, évidemment grosse majorité classe ouvrière. Dans ce nombre, une cinquantaine de jeunes : jeunes travailleurs (les plus durs et les plus persévérants), étudiants, routiers.

C’est une équipe qui se partage la responsabilité du chantier. Elle s’est constituée naturellement après un mois de travail effectif au chantier, et donc avec ceux qui se sont montrés à la fois les plus mordus et les plus compétents. Ces responsables se réunissent chaque semaine chez l’un d’entre eux chargé d’établir l’ordre du jour, de noter toutes les suggestions émises par les constructeurs et les décisions ne sont prises qu’en équipe, jamais individuellement.
Moi-même, je ne suis qu’un membre de cette équipe, je donne aussi mon avis, mais je ne dirige pas la réunion. Nous jouons toujours le jeu d’équipe à fond, dans nos échanges, nos critiques mêmes dures parfois, dans le partage effectif des activités et responsabilités. Cette réunion hebdomadaire c’est vraiment le carrefour de notre action. Ainsi l’autel, les fonds baptismaux, le fronton de l’église, le confessionnal, la lampe du sanctuaire, les bénitiers, la table de communion sont dessinés en plusieurs modèles différents par un moine architecte et dessinateur de Ligugé. Nous discutons ces projets ensemble, chacun donne son avis, puis on détermine un choix que le Père réalise tel quel.

Pendant tout l’hiver et le début du printemps, par tous les temps, on travaille plusieurs fois par semaine, presque chaque soir, de 9h à minuit, 1h, 2h, 3h parfois quand « l’ambiance y est » comme ils disent. Et tous ces jeunes et hommes embauchent le matin de bonne heure pour la plupart. On peut dire que notre église a été construite la nuit en très grande partie. Evidemment, on travaille aussi le samedi après-midi et le dimanche. Bientôt aussi, quelques-uns de l’extérieur, emballés par notre entreprise, viennent collaborer au chantier.

En quoi consiste le travail ? Piocher, faire les fondations, abattre les arbres, fabriquer plus de 3000 parpaings, aller extraire du sable dans une carrière distante de 15Km, niveler le terrain, manutentionner les grosses pierres, couler le béton, faire les coffrages, édifier les murs, réaliser tout le travail de charpente, de menuiserie, de couverture, de vitraux, de dallages, etc… Travail dur, surtout pour ceux qui ne sont pas habitués à travailler manuellement. Les intellectuels, et les employés sont souvent harassés ; il leur arrive d’avoir les mains en sang. Tout ceci se passe dans un climat de joie, d’entrain, de grande fraternité et de grande camaraderie. Les intellectuels sont manœuvres, et les spécialistes du bâtiment sont les fiers techniciens admirés des premiers…

Avantages dus à l’originalité du Chantier : mise en valeur du travail des mains, et montée humaine, frottement bienfaisant des classes sociales diverses ; découvertes des tempéraments, de la mentalité ouvrière et bourgeoise à partir du travail en commun ; levée de vrais responsables adultes ; possibilité à tous les hommes de bonne volonté de venir là sans passer par le Curé ; contact plus proche des indifférents ou des sympathisants tièdes avec l’Eglise en la personne du prêtre et des séminaristes qui travaillent dur au même rang que tout le monde.
Le Chantier permet de créer un grand courant de charité entre tous les membres de cette communauté, favorise la promotion ouvrière. Personnellement, le Chantier me permet d’appuyer à fond l’élan initial à partir du milieu populaire. Il me donne l’occasion, lors de mes visites dans les milieux indépendants, de parler de toute une série de faits, constatables par tous, en faveur du monde ouvrier tant décrié par eux, devant ce monde bourgeois, catholique pratiquant, qui sera demain profiteur de l’Eglise sans avoir apporté sa pierre ou si peu proportionnellement, malgré les efforts louables par quelques-uns.

Le chantier donne aux ouvriers confiance en eux-mêmes, et leur fait prendre conscience de leurs possibilités immenses quand ils s’unissent pour réaliser quelque chose. Fierté de construire eux-mêmes leur église, dont ils se sentent tous ensemble responsables. Il y aurait des paroles des faits nombreux à citer à ce sujet. Le Chantier c’est une réalisation fraternelle, animée d’un même esprit, d’un même désir, d’un même idéal. C’est beaucoup plus qu’une construction matérielle, c’est le témoignage collectif d’une fraternité vivante et agissante, qui a des répercussions dans tout Poitiers, dans le diocèse et au dehors.

Tout cela me permet d’orienter la Communauté Chrétienne dans un sens communautaire et missionnaire à toute occasion : causeries aux messes du dimanche à partir des faits captés dans la semaine, contacts individuels à mon bureau et dans les visites à domicile, dans les réunions de quartier ; facilité plus grande d’orienter la Paroisse vers sa triple tâche inséparable : « une tâche « Michonneau », une tâche « Mouvements spécialisés », et une tâche « Mission de Paris »…

Les femmes et les jeunes filles travaillent aussi pour le Chantier

Elles regrettent vivement, surtout les jeunes, de ne pouvoir y travailler de leurs mains. Souvent le soir ou la nuit, elles apportent sur le Chantier du ravitaillement : casse-croûte, gâteaux, vin, tabac, café…, discrètement. Souvent pour rester dans l’anonymat complet, elles se servent de mon intermédiaire. Gestes obscurs, répétés souvent, par quantité de familles.
Elles sont les meilleurs agents transmetteurs de nos réalisations dans leur famille, leur quartier, parmi leurs relations amicales.

Il faut aussi faire connaître le Chantier aux 1000 familles de la Paroisse. Ce sont les hommes du Chantier qui m’amènent dans une réunion. Les personnes du quartier les plus influentes, les vrais meneurs. Ce sont elles qui deviennent les Responsables de rue ou de quartier. Elles sont une quarantaine. Leur mission est d’abord de créer le climat en faveur du Chantier en exposant simplement ce qui s’y fait. Elles sont aidées en cela par des petites feuilles périodiques qui relatent les faits. La première est intitulée : « Quand tout un quartier de Poitiers bâtit sa Chapelle » ; la seconde « Et ça continue… tous au travail » ; la troisième : « Vers l’inauguration ». La dernière « Ascension 1950 » est une feuille d’invitation et de programme pour la grande Fête d’Inauguration, le 18 mai, qui se trouve être le jour de l’Ascension. Elles doivent visiter absolument toutes les familles sans distinction. Il y a eu des faits magnifiques et héroïques à ce sujet. Dans l’ensemble, bon accueil, parfois bien sympathique. Chaque responsable (les responsables sont presque tous adultes, hommes ou femmes) fait un petit compte-rendu de prospection, ce qui permet de sonder la mentalité de telle rue, de tel quartier, et par le fait, de voir la température générale sur les ensembles sociaux du territoire.

Effort bien communautaire

L’effort entrepris est bien communautaire, il est l’expression de la communauté totale.
Les enfants du catéchisme y participent aussi : ils fabriquent une maquette de la future église, offerte solennellement le jour de la fête de St Martin de la Communauté Chrétienne. Quelques grands transportent du mortier et des parpaings sur le Chantier. Ils apportent une collecte faite entre eux. Les séminaristes qui viennent faire le catéchisme sont pleinement dans le coup, puisqu’ils viennent travailler le jeudi : au catéchisme, ils parlent aux enfants des efforts, de l’esprit du Chantier.
L’instituteur, à l’école laïque, explique : « c’est le peuple qui a construit les cathédrales » ; un enfant l’interrompt : « c’est comme nos papas pour l’Eglise… ». L’école est à quelques mètres de l’Eglise, en allant et en revenant, les enfants s’arrêtent au Chantier. A une réunion de l’Amicale de cette école laïque, le président juge bon de poser la question suivante : « Peut-on considérer comme amis ceux qui travaillent à la construction de l’église St-Martin ? ». La réponse fuse de partout, unanime : « Oui… oui… ». La plupart des jeunes qui y travaillent sortent de cette école et font partie de cette Amicale.

Dans mes visites aux malades, je cause du Chantier. Souvent on sort un petit billet : « Puisque je ne puis faire autre chose, ce sera pour une pierre de l’Eglise, pour le Bon Dieu… ». L’un d’eux a fait un dessin qui a été reproduit sur le deuxième bulletin. On y voit l’église en construction et devant, un ouvrier qui travaille disant à un malade étendu : « Toi aussi, par l’offrande de tes souffrances, tu travailles à la construction de notre Eglise ».

Les militantes parlent du Chantier dans leur milieu de travail et prennent l’initiative de collectes. On leur dit : « Vraiment, c’est formidable… Jamais je n’aurais cru ça possible à Poitiers ». Pas de critiques sérieuses, même dans les milieux paganisés. Chez les non-pratiquants et même parmi les durs, de l’étonnement d’abord, puis du scepticisme, et enfin devant la persévérance, une admiration plus ou moins exprimée. Ceci à peu près : « Tiens, c’est curieux… Ce n’est pas possible, ça ne durera pas… vraiment c’est incroyable !... ». Par contre, réflexion d’un communiste dès le début : « Quand j’ai su que l’Eglise était dédiée à St-Martin, je me suis dit : ça réussira certainement, car ce type-là a réalisé la Charité dans sa vie, et quand on a la Charité on réussit toujours ».
J’ai souvent eu la visite d’hommes âgés ou trop fatigués. Ils m’apportent une enveloppe avec des billets dedans : « ça compensera un peu… puisque je ne puis pas travailler ».

Offrandes anonymes

Premier principe : puisque notre entreprise est l’œuvre de tous, chacun doit s’en sentir responsable, et donc faire l’effort nécessaire pour aboutir d’après ses moyens, ses possibilités, ses relations. Personnellement, je n’ai « tapé » aucune personne.
Deuxième principe : en tout, travail et offrandes, on garde l’anonymat le plus complet. Dans l’esprit, nous donnions toujours plus d’importance à l’obole de la veuve qu’à l’offrande du riche, plus d’importance aux heures des travailleurs bénévoles (réalisant ainsi plusieurs millions d’économie) qu’à la valeur des offrandes, d’ailleurs minimes en général. Je n’ai pas reçu un seul gros don, et nous avons reçu 1 million 200 mille francs (ce qui a payé la presque totalité des frais).
Ce total a été réalisé par des quantités de sacrifices que Dieu seul connaît : charité gratuite, désintéressement total pour le bien commun. J’en connais aussi un grand nombre de ces sacrifices… Je ne les mentionnerai pas faute de temps. Ces offrandes sont venues de la tirelire des enfants, de la bourse des malades, des pauvres, des riches, des croyants ou incroyants, des collectes de familles, de quartier, de bureau, de milieux de travail, ou de pensionnat, d’école, d’institutrices libres ou laïques, de la part aussi de certains curés de la ville ou de la campagne, venus spontanément m’apporter la participation de leur paroisse.

Dans la façon de donner, beaucoup de délicatesse et de discrétion : tronc à la Chapelle, boîte aux lettres à mon bureau. Offrandes souvent anonymes sous enveloppe avec cette mention : « Pour notre Eglise ». J’ai vu très rarement : « Pour votre Eglise ». Aucun des moyens traditionnels (Kermesse, Grandes fêtes, etc…) n’a été employé au départ afin de faire porter l’effort financier par toute la Communauté. Le dimanche, je fais mention des dons de la semaine, afin de les offrir et de les consacrer à la Messe en quelque sorte. Chaque quinzaine, ces offrandes sont affichées, pour que chacun puisse voir la courbe ascendante et aussi constater ce qui reste à réaliser.

Le grand jour : l’inauguration

Evidemment, nous avons soigné la préparation de l’inauguration, le 18 mai, jour de l’Ascension. Préparation matérielle : il fallait finir à tout prix, c’était un engagement d’honneur ; et les heures de travail nocturne se sont multipliées. Il fallait établir un programme tel que nous passions toute la journée ensemble dans une ambiance de prière, et de joie familiale avec la participation de tous.

Les enfants ont préparé avec les jeunes filles des chants, danses, mimes pour une fête en plein air l’après-midi. Les femmes ont préparé le repas que nous avons pris ensemble dans un grand parc. Le matin : bénédiction de l’Eglise par Monseigneur, accompagné de nombreuses personnalités ecclésiastiques et civiles ; commentaire de la cérémonie au micro et participation de la foule. Puis, messe communautaire émouvante : la première célébrée dans notre Eglise.

En fin d’après-midi, sur le parvis de l’Eglise, réalisation d’un beau jeu scénique très prenant composé pour la circonstance et qui rappelle l’effort splendide de ces six mois de travail pour édifier chez nous, au sein de nos quartiers, la maison du peuple de Dieu. Jeu entrecoupé de chants repris par la foule : « Vers toi, Terre promise, le peuple de Dieu tend les bras ». On pouvait y entendre ceci : "St-Martin aujourd’hui, c’est un carrefour. Notre Chantier est devenu ce matin, notre Eglise ; mais il faut continuer de bâtir l’Eglise spirituelle. Ainsi cette journée est à la fois un point d’arrivée et un point de départ…"

Ce jour-là pas de quête, seulement un tronc où chacun librement dépose son offrande, en entrant ou en sortant. Depuis aucune « quête » n’a été faite dans notre Eglise. Le climat était prêt pour que les fidèles acceptent d’enthousiasme cette réforme : ils sont majeurs.
Trois semaines plus tard, nous avons réalisé, entre nous cette fois, la journée de tous les travailleurs du Chantier et de leur famille. Dans la prière d’action de grâces à la Messe du Travail, puis dans une atmosphère de jeunesse et de joie débordante l’après-midi  nous avons resserré les liens d’amitié qui unissent les vaillants constructeurs.

Un point de départ

Tout ceci, à mon sens, n’est qu’un point de départ : cet élan communautaire, il s’agit maintenant de le vivifier, de le renforcer encore au sein de la Communauté Chrétienne, d’y insuffler l’esprit missionnaire, de donner le sens vrai de l’A.C., de ne pas faire deux parts : les militants de la paroisse et les militants dans la vie. A mon avis, il faudrait de plus en plus que les animateurs du quartier soient pleinement insérés dans les milieux de vie divers qui constituent la paroisse. Le démarrage que nous avons pris ensemble semble nous y inviter, mais je porte à ce sujet cependant une profonde inquiétude, sur laquelle je voudrais échanger avec d’autres confrères qui travaillent en territoire neuf et sont en lancement de paroisse. Car il faut tendre à l’unité de la communauté dans la diversité des tâches et des engagements.

Nous en parlons souvent de cette difficulté dans nos réunions mensuelles de jeunes prêtres de Poitiers. C’est tout le problème : paroisse et A.C. qui ne peut se résoudre qu’en équipe sacerdotale et aussi avec les équipes laïcs (couple sacerdo-laïcat). Pour moi, jeune prêtre de cette Communauté naissante de St-Martin, je ne demande qu’à échanger sur les réalisations, recherches, désirs d’autres prêtres plus expérimentés et soucieux des mêmes problèmes d’évangélisation populaire.

Peut-être n’ai-je pas assez montré, à travers ces lignes les difficultés rencontrées. J’ai préféré insister sur la montée humaine et chrétienne des gens du quartier, qui se connaissent mieux, se saluent, se causent davantage, se rendent service maintenant. Le nombre des pratiquants paraît avoir doublé. Tout un courant de sympathie envers l’Eglise et le prêtre circule un peu partout. Les chrétiens le constatent à la faveur des réflexions faites ou entendues. Le Saint-Esprit travaille les âmes. L’Esprit de l’Evangile pénètre plus, quand il est vécu par une communauté. Un certain nombre sont ennuyés de n’avoir pas participé à cette construction (manque de temps, manque de foi…). Ils disent aux autres maintenant : « Surtout quand vous remettez ça pour faire la sacristie, le bureau, n’oubliez pas de me faire signe ».

Ce qu’il faut souligner avant tout, c’est à partir de notre Chantier, la conviction profonde que proposer une tâche à la taille et à la mesure des possibilités de chacun et faire appel aux cœurs des humains devient une pauvreté réelle, un besoin impérieux, une détresse visible, c’est susciter une générosité latente, toujours prête à éclore et à s’exprimer. La richesse du Chantier, c’est notre pauvreté. L’essentiel, c’est de croire au départ que c’est possible, même à notre époque, de travailler ensemble, de bâtir ensemble sous le signe de la gratuité et de l’anonymat.

Voici une lettre entre bien d’autres : « Je suis plein d’admiration pour l’œuvre entreprise… Je garde un souvenir profond de l’accueil reçu et de l’édification emportée de cette atmosphère si chrétienne… Cette église sera belle parce qu’elle sera riche de tout l’amour que chaque cœur d’ouvrier y a mis. Elle sera leur Eglise, puisqu’ils y ont laissé sur chaque pierre une partie d’eux-mêmes ».

« Pour obtenir un tel résultat, pourrait-on dire avec Huysmans, il fallut forcément que l’âme de ces multitudes fût admirable car ce labeur si pénible et si humble fut considéré par chacun comme un honneur ».

Un jour en rentrant à mon bureau, je trouve un petit paquet blanc. Je l’ouvre et y découvre une alliance avec ces simples mots : « En offrant l’alliance de mon mari, je crois que j’aurai tout donné… Je demande à Dieu par ce sacrifice qu’Il bénisse votre apostolat et toute la paroisse Saint-Martin ».

Abbé Paul BRESSOLLETTE (1950)
Texte retrouvé dans les archives diocésaines (rédigé en vue d’un article pour la revue Masse ouvrière 1950)